diumenge, 20 de setembre del 2015

igual que l'ungla es clava

Bernini: Il ratto di Proserpina (1621-1622)
Antoni Nomen: Selfie (2015)



TAULETA DE NIT


T'espero el llit, he escrit,
però no escric, llegeixo
que Bovary c'est moi
i certament rumio

l'abast de la rucada.
Lolita m'atabala,
Núria Claramunt,
Pilar Prim, també Cora

i fantasmes que es claven
igual que l'ungla es clava
al marbre de Bernini

fins que la carn goteja
i esquitxen el paper
de sang algunes llàgrimes.

A la dreta, Lana Turner fent de Cora a The Postman Always Rings Twice (1946)

 
A la dreta, Christa Leem, que interpretava Nuria Claramunt, durant el rodatge de La oscura historia de la prima Montse el 1976 (Foto: © Manel Armengol)


FRAGMENTS D'UN DISCOURS AMOUREUX - ROLAND BARTHES

« La bouffée d’abîme peut venir d’une blessure, mais aussi d’une fusion : nous mourons ensemble de nous aimer : mort ouverte, par dilution dans l’éther, mort close du tombeau commun. L’abîme est un moment d’hypnose. Une suggestion agit, qui me commande de m’évanouir sans me tuer. De là, peut-être, la douceur de l’abîme : je n’y ai aucune responsabilité, l’acte (de mourir) ne m’incombe pas : je me confie, je me transfère (à qui ? À Dieu, à la Nature, à tout, sauf à l’autre). »
« Lorsque ainsi il m’arrive de m’abîmer, c’est qu’il n’y a plus de place pour moi nulle part, même pas dans la mort. L’image de l’autre – à quoi je collais, de quoi je vivais – n’est plus ; tantôt c’est un catastrophe (futile) qui semble l’éloigner à jamais, tantôt c’est un bonheur excessif qui me la fait rejoindre ; de toute manière, séparé ou dissous, je ne suis recueilli nulle part ; en face, ni moi, ni toi, ni mort, plus rien à qui parler. (Bizarrement, c’est dans l’acte extrême de l’Imaginaire amoureux – s’anéantir pour avoir été chassé de l’image ou s’y être confondu – que s’accomplit une chute de cet Imaginaire : le temps bref d’un vacillement, je pers ma structure d’amoureux : c’est un deuil factice, sans travail : quelque chose comme un non-lieu) »
« Beaucoup de lieder, de mélodies, de chansons sur l’absence amoureuse. Et, cependant, cette figure classique dans Werther, on ne la trouve pas. La raison en est simple : ici, l’objet aimé (Charlotte) ne bouge pas ; c’est le sujet amoureux (Werther) qui, à un certain moment, s’éloigne. Or, il n’y a d’absence que de l’autre : c’est l’autre qui part, c’est moi qui reste. L’autre est en état de perpétuel départ, de voyage ; il est par vocation, migrateur, fuyant ; je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. L’absence amoureuse va seulement dans un sens, et ne peut se dire qu’à partir de qui reste – et non de qui part : je, toujours présent, ne se constitue qu’en face de toi, sans cesse absent. Dire l’absence, c’est d’emblée poser que la place du sujet et la place de l’autre ne peuvent permuter ; c’est dire : « Je suis moins aimé que je n’aime. » »
« Un koan bouddhique dit ceci : « Le maître tient la tête dus disciple sous l’eau, longtemps, longtemps ; peu à peu les bulles se raréfient ; au dernier moment, le maître sort le disciple, le ranime : quand tu auras désiré la vérité comme tu as désiré l’air, alors tu sauras ce qu’elle est. » L’absence de l’autre me tient la tête sous l’eau ; peu à peu, j’étouffe, mon air se raréfie : c’est par cette asphyxie que je reconstitue ma « vérité » et que je prépare l’Intraitable de l’amour. »
« En dépit des difficultés de mon histoire, en dépit des malaises, des doutes, des désespoirs, en dépit des envies d’en sortir, je n’arrête pas d’affirmer en moi-même l’amour comme un valeur. Tous les arguments que les systèmes les plus divers emploient pour démystifier, limiter, effacer, bref déprécier l’amour, je les écoute, mais je m’obstine : « Je sais bien, mais quand même… » Je renvoie les dévaluations de l’amour à une sorte de morale obscurantiste, à un réalisme-farce, contre lesquels je dresse le réel de la valeur : j’oppose à tout « ce qui ne va pas » dans l’amour, l’affirmation de ce qui vaut en lui. Cet entêtement, c’est la protestation d’amour : sous le concert des « bonnes raisons » d’aimer autrement, d’aimer mieux, d’aimer sans être amoureux, etc., une voix têtue se fait entendre qui dure un peu plus longtemps : voix de l’Intraitable amoureux.
Le monde soumet toute entreprise à une alternative ; celle de la réussite ou de l'échec, de la victoire ou de la défaite. Je proteste d'une autre logique: je suis à la fois et contradictoirement heureux et malheureux : « réussir » ou « échouer » n'ont pour moi que des sens contingents, passagers (ce qui n'empêche pas mes peines et mes désirs d'être violents) ; ce qui m'anime, sourdement et obstinément, n'est point tactique : j'accepte et j'affirme, hors du vrai et du faux, hors du réussi et du raté ; je suis retiré de toute finalité, je vis selon le hasard (à preuve que les figures de mon discours me viennent comme des coups de dés). Affronté à l'aventure (ce qui m'advient), je n'en sors ni vainqueur ni vaincu : je suis tragique. (On me dit : ce genre d'amour n'est pas viable. Mais comment évaluer la viabilité ? Pourquoi ce qui est viable est-il un Bien ? Pourquoi durer est-il mieux que brûler ?). »
« On dirait que l'altération de l'Image se produit lorsque j'ai hontepour l'autre (la peur de cette honte, au dire de Phèdre, retenait les amants grecs dans la voie du Bien, chacun devant surveiller sa propre image sous le regard de l'autre). Or, la honte vient de la sujétion : l'autre, au gré d'un incident futile, que seule ma perspicacité ou mon délire saisissent, apparaît brusquement - se dévoile, se déchire, se révèle au sens photographique du terme - comme assujetti à une instance qui est elle-même de l'ordre du servile : je le vois tout d'un coup (question de vision) s'affairant, s'affolant, ou simplement s'entêtant à complaire, à respecter, à se plier à des rîtes mondains grâce à quoi il espère se faire reconnaître. Car la mauvaise Image n'est pas une image méchante; c'est une image mesquine : elle me montre l'autre pris dans la platitude du monde social. (Ou encore : l’autre s’altère s’il se range lui-même aux banalités dont le monde fait profession pour déprécier l’amour : l’autre devient grégaire.) »
« Annulation. Bouffée de langage au cours de laquelle le sujet en vient à annuler l’objet aimé sous le volume de l’amour lui-même : par une perversion proprement amoureuse, c’est l’amour que le sujet aime, non l’objet. »
« L’ascèse (la velléité d’ascèse) s’adresse à l’autre : retourne-toi, regarde-moi, vois ce que tu fais de moi. C’est un chantage : je dresse devant l’autre la figure de ma propre disparition, telle qu’elle se produira sûrement, s’il ne cède pas (à quoi ?). »
« Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends. » L’autre, lui, n’attend jamais. Parfois je veux jouer à celui qui n’attend pas ; j’essaye de m’occuper ailleurs, d’arriver en retard ; mais, à ce jeu, je perds toujours : quoi que je fasse, je me retrouve désœuvré, exact, voire en avance. L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend
« Je suis pris dans un double discours, dont je ne peux sortir. D'un côté je me dis : et si l'autre, par quelque disposition de sa propre structure, avait besoin de ma demande ? Ne serais-je pas justifié, alors, de m'abandonner à l'expression littérale, au dire lyrique de « ma passion » ? L'excès, la folie, ne sont-ils pas ma vérité, ma force ? Et si cette vérité, cette force finissaient par impressionner ? Mais, d'un autre côté, je me dis : les signes de cette passion risquent d'étouffer l'autre. Ne feut-il pas alors, précisément parce que je l'aime, lui cacher combien je l'aime ? Je vois l'autre d'un double regard tantôt je le vois comme objet tantôt comme sujet ; j'hésite entre la tyrannie et l'oblation. Je me prends ainsi moi-même dans un chantage : si j'aime l'autre, je suis tenu de vouloir son bien ; mais je ne puis alors que me faire mal : piège : je suis condamné à être un saint ou un monstre : saint ne puis, monstre ne veux : donc je tergiverse : je montre un peude ma passion. »
« Deux régimes de désespoir : le désespoir doux, la résignation active (« Je vous aime comme il faut aimer, dans le désespoir »), et le désespoir violent : un jour, à la suite de je ne sais quel incident, je m’enferme dans ma chambre et j’éclate en sanglots : je suis emporté par une vague puissante, asphyxié de douleur ; tout mon corps se raidit et se révulse : je vois, dans un éclair coupant et froid, la destruction à laquelle je suis condamné. Aucun rapport avec la déprime insidieuse et somme toute civilisée des amours difficiles ; aucun rapport avec le transissement du sujet abandonné : je ne flippe pas, même dur. C’est net comme une catastrophe : « Je suis un type foutu ! » »
« À supposer que nous ressentions l'autre comme il se ressent lui-même - ce que Schopenhauer nomme compassion et qui s'appellerait plus justement union dans la souffrance, unité de souffrance -, nous devrions le haïr lorsque lui-même, comme Pascal, se trouve haïssable. » Si l’autre souffre d’hallucinations, s’il craint de devenir fou, je devrais moi-même halluciner, je devrais moi-même être fou. Or, quelle que soit la force de l’amour, cela ne se produit pas : je suis ému, angoissé, car c’est horrible de voir souffrir les gens qu’on aime, mais, en même temps, je reste sec, étanche. […] Car, dans le même temps où je m’identifie « sincèrement » au malheur de l’autre, ce que je lis dans ce malheur, c’est qu’il a lieu sans moi, et qu’en étant malheureux par lui-même, l’autre m’abandonne : s’il souffre sans que j’en sois la cause, c’est que je ne compte pas pour lui : sa souffrance m’annule dans la mesure où elle le constitue hors de moi-même. »
« Je souffrirai donc avec l’autre, mais sans appuyer, sans me perdre. Cette conduite, à la fois très affective et très surveillée, très amoureuse et très policée, on peut lui donner un nom : c’est ladélicatesse : elle est comme la forme “saine” (civilisée, artistique) de la compassion. (Athé est la déesse de l’égarement, mais Platon parle de la délicatesse d’Athé. Son pied est ailé, il touche légèrement) ».
« Lorsque la Dépense amoureuse est continûment affirmée, sans frein, sans reprise, il se produit cette chose brillante et rare, qui s’appelle l’exubérance, et qui est égale à la beauté : « L’exubérance est la Beauté. La citerne contient, la source déborde. » L’exubérance amoureuse, c’est l’exubérance de l’enfant dont rien ne vient (encore) contenir le déploiement narcissique, la jouissance multiple. Cette exubérance peut être coupée de tristesses, de dépressions, de mouvements suicidaires, car le discours amoureux n’est pas unemoyenne d’états ; mais un tel déséquilibre fait partie de cette économie noire qui me marque de son aberration, et pour ainsi dire de son luxe intolérable. »
« Toute conversation générale à laquelle je suis obligé d'assister (sinon de participer) m'écorche, me transit. Il m’apparaît que le langage des autres, dont je suis exclu, ces autres le surinvestissent dérisoirement : ils affirment, contestent, ergotent, font parade : qu'ai-je à faire avec le Portugal, l'amour des chiens ou le dernier Petit Rapporteur ? Je vis le monde – l'autre monde – comme une hystérie généralisée. »
« Je ne puis m’écrire. Quel est ce moi qui s’écrirait ? Au fur et à mesure qu’il entrerait dans l’écriture, l’écriture le dégonflerait, le rendrait vain ; il se produirait une dégradation progressive, dans laquelle l’image de l’autre serait, elle aussi, peu à peu entraînée (écrire sur quelque chose, c’est le périmer), un dégoût dont la conclusion ne pourrait être que : à quoi bon ? Ce qui bloque l’écriture amoureuse, c’est l’illusion d’expressivité : écrivain, ou me pensant tel, je continue à me tromper sur les effets du langage : je ne sais pas que le mot « souffrance » n’exprime aucune souffrance et que, par conséquent, l’employer, non seulement c’est ne rien communiquer, mais encore, très vite, c’est agacer (sans parler du ridicule). Il faudrait que quelqu’un m’apprenne qu’on ne peut écrire sans faire le deuil de sa « sincérité » (toujours le mythe d’Orphée : ne pas se retourner). Ce que l’écriture demande et que tout amoureux ne peut lui accorder sans déchirement, c’est de sacrifier un peu de son Imaginaire, et d’assurer ainsi à travers sa langue l’assomption d’un peu de réel. Tout ce que je pourrais produire, au mieux, c’est une écriture de l’Imaginaire ; et, pour cela, il me faudrait renoncer à l’Imaginaire de l’écriture – me laisser travailler par ma langue, subir les injustices (les injures) qu’elle ne manquera pas d’infliger à la double Image de l’amoureux et de son autre. »
« Le deuil de l’image, pour autant que je le rate, me fait angoissé ; mais, pour autant que je le réussis, il me rend triste. Si l’exil de l’Imaginaire est la voie nécessaire de la « guérison », il faut convenir qu’ici le progrès est triste. Cette tristesse n’est pas une mélancolie – ou du moins c’est une mélancolie incomplète (nullement clinique), car je ne m’accuse de rien et je ne suis pas prostré. Ma tristesse appartient à cette frange de la mélancolie où la perte de l’être aimé reste abstraite. Manque redoublé : je ne puis même pas investir mon malheur, comme au temps où je souffrais d’être amoureux. En ce temps-là, je désirais, je rêvais, je luttais ; un bien était devant moi, simplement retardé, traversé par des contretemps. Maintenant, plus de retentissement ; tout est calme, et c’est pire. Quoique justifié par une économie – l’image meurt pour que je vive –, le deuil amoureux a toujours un reste : un mot revient sans cesse : « Quel dommage ! » »
« Fading. Épreuve douloureuse selon laquelle l’être aimé semble se retirer de tout contact, sans même que cette indifférence énigmatique soit dirigée contre le sujet amoureux ou prononcée au profit de qui que ce soit d’autre, monde ou rival. »
« La jalousie fait moins souffrir, car l’autre y reste vivant. Dans le fading, l’autre semble perdre tout désir, il est gagné par la Nuit. Je suis abandonné de l’autre, mais cet abandon se redouble de l’abandon dont il est saisi lui-même ; son image est de la sorte lavée, liquidée ; je ne puis plus me soutenir de rien, pas même du désir que l’autre porterait ailleurs : je suis dans le deuil d’un objet lui-même endeuillé (de là, comprendre à quel point nous avons besoin du désir de l’autre, même si ce désir ne s’adresse pas à nous). »
« Je suis pris dans cette contradiction : d'une part, je crois connaître l'autre mieux que quiconque et le lui affirme triomphalement (« Moi, je te connais. Il n'y a que moi qui te connaisse bien ! ») ; et, d'autre part, je suis souvent saisi de cette évidence : l'autre est impénétrable, introuvable, intraitable ; je ne puis l'ouvrir, remonter à son origine, défaire l'énigme. D'où vient-il ? Qui est-il ? Je m'épuise, je ne le saurai jamais. »
« Se dépenser, se démener pour un objet impénétrable, c'est de la pure religion. Faire de l'autre une énigme insoluble dont ma vie dépend, c'est le consacrer comme dieu ; je n'arriverai jamais à défaire la question qu'il me pose, l'amoureux n'est pas Œdipe. Il ne me reste plus alors qu'à renverser mon ignorance en vérité. Il n'est pas vrai que plus on aime, mieux on comprend ; ce que l'action amoureuse obtient de moi, c'est seulement cette sagesse : que l'autre n'est pas à connaître ; son opacité n'est nullement l'écran d'un secret, mais plutôt une sorte d'évidence, en laquelle s'abolit le jeu de l'apparence et de l'être. Il me vient alors cette exaltation d'aimer à fond quelqu'un d'inconnu, et qui le reste à jamais : mouvement mystique : j'accède à la connaissance de l'inconnaissance. »
« Cette écoute fuyante, que je ne puis capturer qu’à retardement, m’engage dans une pensée sordide : attaché éperdument à séduire, à distraire, je croyais, en parlant, étaler des trésors d’ingéniosité, mais ces trésors sont appréciés avec indifférence ; je dépense mes « qualités » pour rien : toute une excitation d’affects, de doctrines, de savoirs, de délicatesse, toute la brillance de mon moi vient s’assourdir, s’amortir dans un espace inerte, comme si – pensée coupable – ma qualité excédait celle de l’objet aimé, comme si j’étais en avance sur lui. Or, la relation affective est une machine exacte ; la coïncidence, lajustesse, au sens musical, y sont fondamentales ; ce qui est décalé est aussitôt de de trop : ma parole n’est pas à proprement parler un déchet, mais plutôt un « invendu » : ce qui ne se consomme pas dans le moment (dans le mouvement) et va au pilon. »
« La mort, c’est surtout cela : tout ce qui a été vu, aura été vu pour rien. Deuil de ce que nous avons perçu. » Dans ces moments brefs où je parle pour rien, c’est comme si je mourrais. Car l’être aimé devient un personnage plombé, un figure de rêve qui ne parle pas, et le mutisme, en rêve, c’est la mort. Ou encore : la Mère gratifiante, elle, me montre le Miroir, l’Image, et me parle : « Tu es cela. » Mais la Mère muette ne me dit pas ce que je suis : je ne suis plus fondé, je flotte douloureusement sans existence.
« J’éprouve tour à tour deux nuits, l’une bonne, l’autre mauvaise. Je me sers, pour le dire, d’une distinction mystique : estar a oscuras(être dans l’obsur) peut se produire, sans qu’il y ait faute, parce que je suis privé de la lumière des causes et des fins ; estar en tinieblas (être dans les ténèbres) m’advient lorsque je suis aveuglé par l’attachement aux choses et le désordre qui en provient. Le plus souvent, je suis dans l’obscurité même de mon désir ; je ne sais ce qu’il veut, le bien lui-même m’est un mal, tout retentit, je vis au coup par coup : estoy en tinieblas. Mais, parfois aussi, c’est une autre Nuit : seul, en position de méditation (c’est peut-être un rôle que je me donne ?), je pense à l’autre calmement, tel qu’il est ; je suspends toute interprétation ; j’entre dans la nuit du non-sens ; le désir continue de vibrer (l’obscurité est translumineuse), mais je ne veux rien saisir ; c’est la Nuit du non-profit, de la dépense subtile, invisible : estoy a oscuras : je suis là, assis simplement et paisiblement dans l’intérieur noir de l’amour. »
« Le vrai est que – paradoxe exorbitant – je ne cesse de croire que je suis aimé. J’hallucine ce que je désire. Chaque blessure vient moins d’un doute que d’une trahison : car ne peut trahir que celui qui aime, ne peut être jaloux que celui qui croit être aimé : l’autre, épisodiquement, manque à son être, qui est de m’aimer, voilà l’origine de mes malheurs. Un délire, cependant, n’existe que si l’on s’en réveille (il n’y a de délires que rétrospectifs) : un jour, je comprends ce qui m’est arrivé : je croyais souffrir de ne pas être aimé, et c’est pourtant parce que je croyais l’être que je souffrais ; je vivais dans la complication de me crois à la fois aimé et abandonné. Quiconque aurait entendu mon langage intime n’aurait pu que s’écrier, comme on le fait d’un enfant difficile : mais enfin, qu’est-ce qu’il veut ? »
« Ce qui retentit en moi, c’est ce que j’apprends avec mon corps : quelque chose de ténu et d’aigu réveille brusquement ce corps qui, entre-temps, s’assoupissait dans la connaissance raisonnée d’une situation générale : le mot, l’image, la pensée agissent d’un coup de fouet. Mon corps intérieur se met à vibrer, comme secoué de trompettes qui se répondent et se recouvrent : l’incitation fait trace, la trace s’élargit et tout est (plus ou moins vite) ravagé. Dans l’imaginaire amoureux, rien ne distingue la provocation la plus futile d’un fait réellement conséquent ; le temps est ébranlé en avant (il me monte à la tête des prédictions catastrophiques) et en arrière (je me souviens avec effroi des « précédents ») : à partir d’un rien, tout un discours du souvenir et de la mort se dresse et m'emporte : c’est le règne de la mémoire, arme du retentissement – du « ressentiment ». »
« L’espace du retentissement, c’est le corps – ce corps imaginaire, si « cohérent » (coalescent) que je ne peux le vivre que sous les espèces d’un émoi généralisé. Cet émoi (analogue à une rougeur qui empourpre le visage, de honte ou d’émotion) est un trac. Dans le trac ordinaire – celui qui précède quelque performance à accomplir –, je me vois au futur en état d’échec, d’imposture, de scandale. Dans le trac amoureux, j’ai peur de ma propre destruction, que j’entrevois brusquement, sûre, bien formée, dans l’éclair du mot, de l’image. »
« J’accède alors ( fugitivement ) à un langage sans adjectifs. J’aime l’autre non selon ses qualités (comptabilisées ), mais selon son existence ; par un mouvement que vous pouvez bien dire mystique, j’aime, non ce qu’il est, mais : qu’il est. Le langage dont le sujet amoureux proteste alors (contre tous les langages déliés du monde) est un langage obtus : tout jugement est suspendu, la terreur du sens est abolie. Ce que je mérite : de même que le mystique se rend indifférent à la sainteté (qui serait encore un attribut ), de même, accédant au tel de l’autre, je n’oppose plus l’oblation du désir : il me semble que je puis obtenir de moi de désirer l’autre moins et d’en jouir plus. »
« L’autre est mon bien et mon savoir : moi seul le connaît, le fait exister dans sa vérité. Quiconque n’est pas moi le méconnaît : « Il m’arrive de ne pas comprendre comment un autre la peut aimer, a le droit de l’aimer, alors que mon amour pour elle est si exclusif, si profond, si plein, alors que je ne connais, que je ne sais, que je n’ai rien d’autre qu’elle. » Inversement, l’autre me fonde en vérité : ce n’est qu’avec l’autre que je me sens « moi-même ». J’en sais plus sur moi que tous ceux qui ignorent seulement ceci de moi : que je suis amoureux. »

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